Depuis quatre mois chaque samedi, on est présent·e·s au sein des cortèges avec nos feuilles jaunes. Le journal Plein le dos est apprécié partout où il est diffusé. Jusque-là, on a créé et imprimé cinq numéros. En les distribuant on a réussi à collecter 2000 euros et à faire six versements solidaires à des caisses de victimes. Grâce à votre soutien, on réalisera très bientôt de nouveaux versements. L’accueil favorable nous a poussés à réimprimer le numéro 1 et le numéro 2 pour celles et ceux qui ne les avaient pas eus et qui les demandaient (en prévision aussi des réseaux de diffusion solidaires qui se mettent en place localement). Plein le dos jouit d’une belle visibilité au sein du mouvement des Gilets Jaunes. À l’extérieur, on n’est pas encore très visibles. Alors, depuis quelques semaines, on sort des manifestations pour rendre visite aux Cabanes de GJ, pour participer à des événements thématiques autour du mouvement social, mais pas seulement. On se raconte.
Récemment, les GJ de Montreuil et de Villejuif nous ont invité.es à assister aux projections du film J’veux du soleil de Gilles Perret et François Ruffin. Avec notre journal jaune, on rentrait pile poil dans le décor ! Sortir des manifestations permet aussi de causer avec des personnes qui soutiennent le mouvement mais ne rejoignent pas les cortèges par peur d’être blessé·e·s ou mutilé·e·s. Une cabane, c’est un lieu de vie, ça papote, ça se chicane, ça discute du vivre ensemble ; on rêve, on s’aime et on s’y sent un peu comme à la maison.
Plein le dos en manif
La rue contre le mépris
Le dimanche 24 avril on est allé·e·s à la rencontre du public de la foire “Urban Art Fair” au Carreau du Temple. Pour qui connaît les questions sociologiques qui se jouent dans l’arène privilégiée de l’art contemporain, le résultat était prévisible, et illustre le mépris de certain.es envers la rue et celles et ceux qui se l’approprient. On a posé nos documents entre deux œuvres de street-art (un collage à gauche, un pochoir à droite) et on s’est amusé·e·s à regarder les gens s’approcher pour photographier ces œuvres, tout en prenant bien soin de ne regarder ni nos papiers, ni nos gilets. Ça nous amusait d’autant plus que l’œuvre installée près de l’entrée était un véhicule carbonisé façon acte 16 des Champs-Élysées, en plus délicat : tôle finement ciselée, panneau “Stop” encastré dans le pare-brise, et une invitation à demander le prix à l’intérieur de l’exposition. Une bonne blague, quoi ! C’est l’époque du canular anthropologique ! Quand même, il faut dire que les enfants de promeneurs, eux, nous regardaient avec une attentive curiosité. Alors, un peu en mode pirate, on a distribué des papiers jaunes de petites mains à petites mains. Finalement, on a eu l’occasion d’avoir trois moments d’échange avec des visiteurs. Alors c’est sûr, trois c’est peu à côté de l’intensité des discussions en manifestation, mais ça n’est tout de même pas rien ! Et en plus, on confirme bien que les paroles que nous avons entendues sur le parvis du Carreau du Temple étaient tout à fait représentatives de ce qui se dit du mouvement dans les médias les plus écoutés et/ou lus :
24 avril devant l’entrée du salon “Urban Art Fair” au Carreau du Temple (Paris 3e)
On a entendu : “Mais comment je peux être certaine que vous êtes bien Gilets Jaunes et que l’argent que vous collectez va bien aux caisses de victimes ?”
Ou encore : “C’est bien ce que vous faites et ça mériterait que vous fassiez la même chose avec les slogans des jeunes du climat. Ils sont très originaux, vous savez, avec des slogans vraiment ingénieux !” Ici, deux sous-entendus révélant des stéréotypes massivement diffusés : les Gilets Jaunes n’auraient pas de slogans pour le climat, et leurs slogans seraient moins ingénieux… Dans ce cas, on sort les Plein le dos, et les dos de gilet font rempart contre les mensonges.
Enfin, une jeune femme était vraiment enchantée à l’idée de repartir avec des Plein le dos, qu’elle ajoutera à sa collection d’affiches recouvrant les murs… de ses toilettes. Après 2h30 et ces quelques échanges, on a plié bagage en se disant que la lutte contre le mépris restait bien notre combat du quotidien.
Le 26 avril, on s’est invité·e·s au vernissage “Artistes Gilets Jaunes” place Saint-Michel, dans le quartier latin, car il nous a semblé que notre projet artistique et militant y était tout à fait légitime. Certes, avec nos manières de la rue, on s’est installé·e·s à la sortie de l’expo en posant les Plein le dos sur la fontaine Saint-Michel. À l’intérieur, on s’est présenté·e·s et on a été reçu·e·s sans chipoter, on a pu dialoguer avec le public, avec les artistes. De la solidarité dans les paroles et via les quelques pièces reçues.
26 avril, vernissage “Artistes Gilets Jaunes” place Saint-Michel
Le 2 mai, à la Gare XP cette fois, on a dressé notre table pour l’ouverture du festival collaboratif “Maelström”. La Gare XP, Porte des Lilas, est un squat artistique qui a survécu, tenu par des individus qui chaque jour créent du lien, font solidarité, luttent pour un monde meilleur. On était ravi·e·s de lancer dans ce lieu notre projet de sérigraphie de tee-shirts aux slogans de GJ, car c’était là que Manon nous avait ouvert les portes de son atelier pour nous y aider. On est resté.e.s tout l’après-midi, on a rencontré pas mal de gens, l’ambiance était sympa, on était à l’aise, on a cagnotté pas mal pour les victimes de la répression.
2 mai, Gare XP ouverture du festival collaboratif “Maelström”
Le 7 mai on était comme des poissons dans l’eau lors de l’entregistrement du “Grand procès public d’Emmanuel Macron” à la Bourse du Travail à Paris pour l’émission “Là-bas si j’y suis“. On avait apporté une vingtaine de nos tee-shirts sérigraphiés au motif conçu par Fred, GJ du 95, “Rage against the Macron” tout à fait approprié au thème de la soirée : en 45 mn il n’y en avait plus un seul ! Une technicienne de Canal + nous a dit qu’elle adorerait le porter sur son lieu de travail, tout en ajoutant : “Si tu mets ça au boulot, tu te fais virer direct”. Un homme a pris un tee-shirt en rêvant à voix haute que sa femme, qui travaille pour Envoyé Spécial, le porte sur le plateau de l’émission… Ce soir-là, le public s’est montré généreux et le compte de la caisse nous a conforté.e.s dans notre démarche. Oui, c’est utile ce que nous faisons !
7 mai, enregistrement du “Grand procès public d’Emmanuel Macron” à la Bourse du Travail à Paris
L’art. La culture. Les intellectuels. Et les Gilets Jaunes
Jeudi 9 mai 2019, on a été invité·e·s à la soirée d’ouverture du Printemps du théâtre l’Échangeur, à Bagnolet, sur le thème “Intellectuels et Gilets Jaunes”. On était enchanté.e·s de cette belle idée qui nous permettait de sortir de la rue pour toucher un autre public. Ça tombait d’autant mieux que les trois objectifs sous-tendant notre initiative n’étaient que partiellement atteints. Construire une mémoire populaire, ok. Cagnotter pour les blessé.es : ok. Lutter contre le mépris : pas gagné. C’en était pourtant la première raison d’être.
Ce soir-là, on est quelques-un·e·s à avoir ressenti un certain malaise. Derrière notre table, on a vu défiler quantité de personnes prêtes à lâcher 5 euros pour une pinte. Mais assez peu sont venues à nous. Le fait est que la majorité des gens avec lesquels on a discuté sur notre stand, on les connaissait déjà, ils-elles étaient venu·e·s pour nous voir, ils-elles savaient qu’on serait là. On a rencontré assez peu de gens, en définitive. C’est ce qui a été décevant. La frontière entre deux mondes n’a pas été franchie comme on se l’était imaginé. Alors les manières de rue se sont déployées d’elles-mêmes…
9 mai, soirée d’ouverture du Printemps du théâtre l’Échangeur à Bagnolet. Collage ©Vitalia
Par deux fois on a perturbé le bon déroulement des choses : d’abord en s’invitant sur la tribune du débat pour remettre un tee-shirt à Frédéric Lordon. Le tee-shirt est arrivé comme un cheveu sur la soupe, raté, ça n’était vraiment pas dans l’état d’esprit de la soirée. Rien de très grave, Frédéric, un peu gêné sur le moment, ne nous en a pas voulu, ça l’a même finalement fait marrer. Puis en improvisant un “Happening bière” en mode “Et la bière elle est à qui ? Elle est à nous !”, “Pas de bière ! Pas de merguez !” (par esprit de solidarité avec nos copains Gilets Jaunes de la Place des Fêtes qui avaient fait griller des merguez tout au long de cette soirée à l’Échangeur et ne s’étaient pas vu offrir une seule pinte…). L’épisode “bière” a dérangé. On a vu la réaction du staff et du public présent. On imagine qu’on est passé·e·s pour ce qu’on dit des Gilets Jaunes : au mieux, pour une bande d'”énergumènes indisciplinés”. En fait, certain·e·s d’entre nous voient dans ces “happenings” une réaction à un certain ordre social : les intellectuels d’un côté, les petites mains Gilets Jaunes de l’autre. Évidemment, c’est forcer le trait. D’ailleurs, d’autres membres du Collectif, qui n’étaient pas derrière le stand, ont pu discuter du journal et des messages des Gilets Jaunes avec le public. Quand même… On peut dire que le théâtre social qui se jouait dans la cour de ce théâtre était un peu dans la contradiction. À l’image de notre société, ni plus ni moins. Dans la salle, des intellectuels parlent des Gilets Jaunes; sous une cabane, des Gilets Jaunes font des sandwiches merguez pour les gens venus écouter les premiers parler des seconds, qui leur ont donné à manger…
Alors, on peut imaginer que personne n’avait pensé à cela, finalement c’est simplement représentatif d’un certain ordre social auquel on est habitué·e·s. On remarque que partager un espace s’est avéré insuffisant, qu’il a sûrement manqué un lien, une ouverture. Il aurait fallu que nous puissions dire ce que nous faisions là afin qu’on ne nous prenne pas pour des vendeurs de tee-shirts (de ceux qui profitent de la crise pour faire du beurre et que nous détestons, ce que nous ne sommes pas ). Le fait est que nous n’avons pas pensé à demander la parole, ni pour expliquer ce que nous faisons, ce qui nous anime, ce que nous défendons, ni pour présenter Plein le dos pour ce qu’il est : un outil politique, un soutien à ceux qui luttent. Fort.es de cette expérience, une autre fois, nous le ferons.