Chaque nouvelle proposition d’intervention est l’occasion de partager l’intention et la dynamique de Plein le dos, de montrer les messages de dos de gilets jaunes et de se présenter à des publics qui ont pu avoir une vision biaisée pendant le mouvement, du fait de la représentation médiatique dominante. L’exposition « Images en transit » à l’université Aix-Marseille, le « Colloque inaugural des écritures sauvages » à Namur, ainsi que l’intervention donnée au Bal feront l’objet de publications ultérieures.
En attendant, cet article se propose de revenir sur l’intervention donnée lors du séminaire automnal du Bal autour du thème « Qu’est-ce qu’une image populaire ? », en présence d’un public large rassemblant divers profils issus des arts visuels ; enseignants, chercheurs, artistes, étudiants. Conviée par Maxime Boidy (maître de conférence en études visuelles), Louise Moulin était invitée à dialoguer avec la chercheuse Sabrina Dubbeld.
L’échange a d’abord retracé la chronologie de l’initiative Plein le dos, depuis l’idée et ce qui l’a motivée jusqu’à maintenant, en passant par la première version du site (tumblr), l’animation des réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram), l’accord tacite avec les contributeurs photo professionnels et amateurs, la conception des feuilles jaunes, le collectif national de diffusion, la pratique du prix libre, le livre Plein le dos [1] et les dons réalisés au profit des mutilés du mouvement, de caisses de défense collective et de personnes incarcérées.
les élites et le vulgaire
A partir de la campagne de sécurité routière qui a imposé la possession d’un gilet jaune aux propriétaires de véhicules (2008) et incarnée par Karl Lagerfeld, il s’est agi de montrer comment les gilets jaunes se sont approprié le slogan, l’ont détourné et moqué en faisant du gilet jaune le must-have du mouvement : « nouveau look pour une nouvelle vie » (Paris, acte 12), « c’est jaune c’est moche, ça ne va avec rien mais ça habille la révolte » (Besançon, acte 19), « dans quel monde Vuitton ? » (Ajaccio, acte 25 et Paris, acte 97), « je suis gilet jaune parce que nous le valons bien » (Paris, acte 96).
Puis comment, dépassant les clichés, des gilets jaunes ont assumé leur franc parlé en usant de l’argot voire de ce qui peut-être perçu comme de la vulgarité, pour dire les inégalités : « la trique pour les chômeurs, que dalle pour le RSA » (Paris, acte 9), « pour eux des couilles en or, pour nous des nouilles encore » (Evreux, acte 11), « le peuple crève et les riches s’engraissent » (Paris, acte 18). Ou encore, Calimero adressant fièrement un doigt d’honneur (Paris, acte 14), à côté du gilet personnalisé avec le slogan « le peuple des ronds-points » (Paris, acte 14) et de celui affirmant « mon rond-point dans ta gueule » [2] (Toulouse, acte 24).
La dernière partie de la sélection de photos a montré des gilets jaunes assumant de parler d’argent (chez les bourgeois, on n’en parle pas publiquement, c’est indécent) : « aide à domicile, CDI 7 ans, 900€, avantage 0 » (Paris, acte 9), et particulièrement des messages de dos de femmes, plus précaires parmi les précaires : « j’ai un salaire de 1200 €, à découvert dès le 6 du mois, cherche emploi de secrétaire d’Etat à 6000 € libre de suite ! » (Paris, acte 14), « retraitée, 44 années de cotisations, je veux manger, me loger et vivre » (Paris, acte 96), « paysanne vénère 700 € / mois » (Marseille, acte 61), « fières et déters, femmes précaires, femmes en guerre » (Paris, acte 9) [3]. Enfin un dernier gilet a évoqué la question des prisons, permettant de rappeler que la justice n’est pas la même pour tous et que de nombreux gilets jaunes ont été incarcérés pour leur participation au mouvement : « 78 – fermeture des quartiers d’isolement – Momo » (Paris, acte 58).
le modèle économique, « la cuisine » des archives, la patrimonialisation
La suite de l’intervention a porté sur le modèle économique de Plein le dos, expliquant d’abord la pratique du prix libre issue des milieux autogérés, puis en évoquant l’accord avec les photographes qui a permis aux feuilles jaunes ainsi qu’au livre Plein le dos de générer des gains et de donner 40 000 euros sous la forme de dons solidaires. Le process spontané d’archivage a ensuite été explicité. Enfin l’échange s’est terminé sur la question de la nécessaire patrimonialisation des archives constituées par Plein le dos, des problématiques et des enjeux liés.
Louise Moulin a enfin expliqué en quoi le positionnement artistique et politique de Plein le dos permet d’ouvrir les portes de cercles de chercheurs (archivistes, art, littérature), notamment de lieux d’exposition d’art, de parler du pourquoi et du comment des collages « sauvages » qui guident le dispositif scénographique des expositions, et en quoi la possibilité d’afficher et de parler de Plein le dos dans ces cercles qui s’étaient le plus souvent tenus à l’écart des manifestations, permet finalement à Plein le dos d’approcher son intention originale, celle de bousculer l’hégémonie culturelle, en n’ayant de cesse de lutter contre le mépris.
Les gilets jaunes triompheront.
[1] Plein le dos, 365 gilets jaunes. Novembre 2018 – octobre 2019. Les éditions du bout de la ville.
[2] Voir aussi la bande dessinée de notre camarade. Mon rond-point dans ta gueule : portraits de gilets jaunes, Sandrine Kerion, La boite à bulles, 2021.
[3] Slogan validé lors d’une assemblée de femmes gilets jaunes qui se sont organisées pour porter des revendications spécifiques, dont la baisse de la TVA sur les produits de première nécessité.